Dal quotidiano Le Monde:

Les raisons d'un échec, par Fausto Bertinotti

La gauche française a perdu parce qu'elle n'a pas été capable de fournir une réponse de qualité aux soubresauts provoqués par la mondialisation.

La récente élection présidentielle française a imposé à toute la gauche européenne une réflexion et un débat dont ce journal s'est largement fait l'écho. Je voudrais y ajouter le jugement d'une force politique, Refondation communiste, qui n'adhère pas aux choix des partis socialistes et sociaux-démocrates européens, qu'elle considère comme absolument inadéquats pour répondre à ce nouvel aménagement politique planétaire que nous appelons mondialisation.

Je suis d'accord avec ceux qui affirment que cette élection exprime avant tout la défaite de la gauche au gouvernement, mais je ne trouve guère convaincantes les analyses que de nombreux commentateurs parmi les plus autorisés, italiens et français, ont faites de cet échec.

Je ne crois pas, en effet, que les raisons de la défaite sont à imputer aux limites psychologiques et aux erreurs de communication de Lionel Jospin. Je ne pense pas non plus qu'une campagne électorale, certes décevante, suffise à expliquer la débâcle de la gauche. L'explication est encore moins à rechercher du côté d'un conflit présumé entre matière et esprit de la politique, entre "gouvernement" et "identité", entre éthique et politique, de même que l'échec ne saurait être dû à la division des forces de la gauche. Autant de thèses trop superficielles pour être véridiques.

La défaite des socialistes français et de leur gouvernement révèle surtout l'échec de la politique réformiste face à la mondialisation. La gauche française a perdu parce qu'elle n'a pas été capable, à l'instar d'ailleurs des partis et des gouvernements socialistes ou de centre-gauche de toute l'Europe, de fournir une réponse de qualité aux soubresauts provoqués par la mondialisation. Cette défaite est la preuve (d'autant plus significative que nous pouvons affirmer que Jospin a gouverné mieux, ou moins mal, que tant d'autres gouvernements de gauche ou de centre-gauche européens) qu'aujourd'hui un compromis entre les exigences d'un marché mondialisé et les nécessités du réformisme et du compromis que les social-démocraties ont tenté d'affirmer dans leur dernière période, celle où a prévalu la "troisième voie", est impossible.

Mon jugement n'est pas un jugement dépourvu de générosité. Je suis conscient de l'importance de la réduction du temps de travail à 35 heures (à tel point que nous avons été le seul parti à la soutenir en Italie). Mais justement, cette loi et la façon dont elle a été appliquée indiquent fort bien à quel point il est impossible de parvenir à un compromis avec un système économique, le système du capitalisme et de la mondialisation, qui, en France comme dans le monde entier, exige la flexibilité la plus absolue.

La tentative du gouvernement français de conjuguer la réduction du temps de travail et la flexibilité, afin de favoriser à la fois les entreprises et les travailleurs, a fini par rendre plus incertaine et plus précaire la condition de nombreux travailleurs salariés. Elle a entraîné une nouvelle insécurité dans un monde du travail qui en connaît déjà d'autres en offrant ainsi des perspectives convaincantes uniquement aux couches supérieures des salariés.

On pourrait en dire autant des privatisations. Elles aussi ont été mises en place en France pour tenter de trouver un compromis avec les exigences du marché mondialisé. Elles ont, elles aussi, provoqué des conflits, la précarité sociale et l'insécurité : chez les travailleurs du secteur public, qui ne bénéficient plus des anciennes garanties, chez les citoyens, incertains quant aux services octroyés, et probablement chez la plupart des Français, qui ont vu le rôle de l'Etat redimensionné par des processus qui lui sont extérieurs.

Le deuxième point sur lequel je vois une divergence d'analyse avec un grand nombre d'observateurs, par ailleurs fort perspicaces, concerne la droite. Elle s'est affirmée dans toute cette Europe gouvernée jusqu'à il y a quelques années par des régimes sociaux-démocrates. Dans presque toute l'Europe, à côté d'une droite démocratique s'est affirmée une droite raciste, xénophobe et encline à la violence. Elle ne représente pas une anomalie. Berlusconi et son allié Bossi en Italie n'ont rien d'aberrant. L'affirmation de Le Pen en France n'a rien d'aberrant. Il ne s'agit pas de populisme vieilli, nous ne sommes pas confrontés à des reflux fascistes. Cette droite n'est que l'une des faces - la face impitoyable et moderne - du nouveau capitalisme, qui a besoin pour croître de se nourrir de nouvelles formes d'autoritarisme ainsi que de xénophobie. Mais qui les fait se développer et coexister parallèlement à une conception technocratique, à une obéissance aveugle et absolue aux lois du marché, à un libéralisme économique qui ne s'embarrasse d'aucun scrupule vis-à-vis des conditions des travailleurs. Si l'on ne comprend pas cet engrenage, on ne comprend pas pourquoi cette droite, définie comme anormale ou vieillie, s'affirme au sein de processus économiques modernes. On tend à en donner une image résiduelle et passéiste. En un mot, on la sous-estime.

Par contre, cette droite aujourd'hui est forte, elle se nourrit et tire sa vigueur non seulement de l'échec des social-démocraties, mais aussi d'une crise de la politique sans précédent. On a remarqué que Jospin et Chirac ont totalisé ensemble moins de 40 % au premier tour de la présidentielle, avec un taux d'abstention de 28 %. Ce ne sont que des signes de cette crise. On pourrait en ajouter bien d'autres dans les sociétés européennes.

Ce qui importe aujourd'hui, c'est d'en rechercher les motifs. La cause en est l'éclatement social provoqué par la mondialisation capitaliste. La lutte entre les pauvres, la flexibilité et la précarité du travail, l'augmentation du chômage, la marginalisation dans les métropoles ont changé la société et rendu difficile, voire parfois impossible, la représentation politique. Celle-ci aussi s'est, par la suite, morcelée et a provoqué, par exemple, cette division à gauche, cette augmentation du nombre des partis qu'en Italie et en France de nombreux observateurs politiques identifient comme la cause de la défaite.

Il s'agit, là aussi, d'un jugement hâtif et erroné. La fragmentation à gauche est la conséquence de cette désagrégation sociale, qui est à son tour la conséquence la plus dramatique de la mondialisation. Elle n'est donc pas la cause d'une défaite qui, pour la gauche, a déjà eu lieu sur le terrain social, mais une conséquence de celle-ci. Il faut, par contre, rechercher la cause profonde de la crise du politique à la fin du XXe siècle et en reproposer la refondation.

J'en viens au troisième aspect du vote français. On a souvent réuni le vote pour l'extrême droite et pour l'extrême gauche dans un jugement unique : des votes anti-système. Arlette Laguiller et Jean-Marie Le Pen auraient en commun leur opposition à ce système de règles dont l'Etat s'est doté et souhaiteraient les rejeter. Je crois que le vote de l'extrême gauche est, en tout état de cause, un vote contre le système, et plus précisément contre la mondialisation capitaliste, ses causes et ses conséquences dans la société. Le vote pour le chef du Front national est interne au système. Le Pen intervient dans les divisions, dans l'insécurité que le capitalisme moderne introduit en Occident, et qui sont évidentes surtout dans les grandes métropoles. Il les exalte, les renforce, il en fait le levier de sa force. Le FN pourrait-il exister sans la peur suscitée par les marginalisés des banlieues, sans le sentiment d'insécurité qui découle de la précarité du travail, sans la peur que les émigrés n'enlèvent aux Français les sécurités déjà incertaines de l'Etat social ? Le Pen est à la fois l'expression de la crise de la cohésion sociale et le facteur qui vise à la radicaliser.

En France, ces jours-ci, nous avons assisté à une rébellion très importante contre cette extrême droite. Nous avons vu surtout les jeunes et les très jeunes descendre dans la rue pour manifester contre la droite fasciste et xénophobe. Je n'y ai pas vu une nouvelle édition de l'ancien frontisme, une bataille antifasciste "à l'ancienne". La gauche commettrait une nouvelle erreur en la considérant comme telle. J'y vois une prise de conscience nouvelle des dégâts sociaux provoqués par ce système, une tentative de se réapproprier, à partir de la base, la politique, de la remettre au centre de la société, en somme l'aube d'une nouvelle volonté de changement, un autre des fruits du mouvement des mouvements du peuple de Seattle.

C'est de cet apport qu'ont besoin la société française et les sociétés européennes. A défaut, l'Europe restera prisonnière de Maastricht, privée d'un projet d'avenir. Il nous reste à nous demander si les hommes politiques, mais aussi les intellectuels et les médias, sauront capter cette nouvelle exigence ou si, encore une fois, elle restera pour eux lettre morte.

Fausto Bertinotti est secrétaire général du parti d'extrême gauche italien Refondation communiste.

Fausto Bertinotti
Parigi, 11 maggio 2002
da "Le Monde" traduzione italiana